Tout comme le gaz azerbaïdjanais, les vidéos de torture vont bientôt circuler jusqu’en EuropeSimon Abkarian, cinéaste, comédien et metteur en scène, Français d’origine arménienne, dénonce dans une tribune du Figaro les actes de barbarie perpétrés par des soldats azéris sur des soldats arméniens faits prisonniers, atrocités filmées par leurs auteurs avec leurs téléphones portables et diffusées sur internet. L’artiste interpelle Ursula von Der Leyen :
[…] Comment transposer l’horreur? Lorsque les soldats de l’armée régulière azerbaïdjanaise violent, mutilent et démembrent Gayané Abgaryan, la soldate arménienne, ils ne se posent pas la question de la valeur du plan, ni de la lumière, ni du cadre, ni de l’impact de leurs «images». Ils ne se posent aucune question d’ailleurs. Un soldat filme. Il a le soleil dans le dos. Son ombre se projette sur le cadavre couché et mutilé de Gayané. Les bras de la soldate sont entravés dans sa vareuse au-dessus de sa tête. On ne voit pas ses mains. Torse nu, on dirait une prêtresse qui se cambre en brandissant un calice invisible vers d’antiques dieux. Des écritures au feutre noir souillent sa peau blanche. Un caillou est enfoncé dans l’orbite de son œil gauche, sûrement parce qu’il osait les prendre pour cible. L’ombre du «caméraman» s’éloigne, élargit le plan, se promène sur d’autres cadavres. Cette fois ce sont des hommes, des militaires arméniens. Ils sont méconnaissables. C’est un Golgotha. Puis l’homme qui filme revient sur le cadavre de Gayané qu’il semble affectionner. Elle est la «pièce maîtresse» de cette œuvre macabre. Sa peau de marbre irradie ce triste spectacle. Un léger coup de botte fait bouger ses seins dénudés. Dans sa bouche dépasse un doigt qui se termine par un ongle manucuré, rose pâle. Le sien, celui de Gayané. Où sont les autres? Sous la vareuse? Ce doigt manucuré enfoncé dans sa bouche, était-ce celui qui appuyait sur la gâchette de son fusil de précision? Est-ce pour cela qu’ils l’ont coupé? Pour la punir?Gayané était tireuse d’élite. J’éteins la vidéo. Puis je me dis: «Pourquoi ses jambes sont-elles enterrées jusqu’à son vagin?». Je visionne de nouveau la vidéo, et je vois ce que je n’ai pas voulu voir la première fois. Ses jambes ne sont pas enterrées, mais ont été découpées à la hauteur de son bassin. Elles ne sont plus là, ses jambes. Une Vénus de Milo à l’envers, une «œuvre» contre nature. Pourquoi lui couper les jambes? J’essaie de comprendre. Est-ce parce qu’elle repoussait de ses pieds ses agresseurs, qui tentaient de la violer? Je m’imagine la taille de la lame qui mène à l’horrible scène puis je tombe sur le regard éperdu de Gayané et je renonce.
[…] Depuis le Xe siècle, c’est le même scénario qui constitue l’identité nationale des Turco-Azéris: faire souffrir leurs minorités, surtout la plus symbolique d’entre elles, les femmes. Ici pas de paroles ni de texte qui puissent atténuer la violence inouïe qu’a subie le corps de Gayané. Les phrases improvisées tournent autour d’une vingtaine de mots ; la même rhétorique raciste anti-arménienne, enseignée depuis le primaire jusqu’aux grandes écoles. […]
En ce moment même, où vous finalisez les termes de votre deal avec l’Azerbaïdjan, la vidéo en question fait fureur sur les réseaux sociaux de Bakou. Filmer et diffuser est un pas en avant, «un progrès» pour un pays qui s’assume et se vautre dans sa barbarie et son sadisme.
[…] Tout comme le gaz azerbaïdjanais, ces vidéos de l’indicible vont bientôt circuler jusqu’en Europe. Quand vous serrerez de nouveau la main de monsieur Aliyev, votre partenaire «digne de confiance» , avec qui vous riez et plaisantez allègrement, n’oubliez pas que vous signez un pacte avec ce que la dictature a produit de pire et que vous concluez un deal contraire aux aspirations démocratiques de l’Europe. En agissant ainsi, vous étouffez le meurtre de Gayané et tous ceux qui suivront. Vous êtes donc, vous dont le poste exige une probité politique absolue et sans faille, une complice de cette barbarie sans nom. Willy Brandt doit se retourner dans sa tombe. Quel triste naufrage. Je redoute le jour où, de désillusions en désillusions, je ne saurais plus écrire le mot démocratie, et ce sera à cause de gens comme vous.
Malgré leurs uniformes qui sont ceux d’une armée conventionnelle, les soldats azerbaïdjanais se comportent en hordes barbares et prédatrices. Ils rejoignent ainsi le camp de Daech. Souvenez-vous, Madame, des «mises en scène» mortifères où les djihadistes décapitaient, brûlaient, lapidaient des hommes et des femmes sans défense. Jusqu’à ce que les forces kurdes, des femmes notamment, les arrêtent à Kobané. Il y a dans cette vidéo qu’ont «réalisé» ces soldats sans honneur un but, un seul: faire peur. Provoquer chez les Arméniens une sidération. Les faire fuir de leurs terres ancestrales. Les Azerbaïdjanais sont protégés en premier chef par leur état-major. Ils sont le triste écho de leur général en chef, Ilham Aliyev, qui voit les Arméniens comme des chiens qu’il faudrait chasser. Nous ne sommes plus des humains mais des sous-hommes animalisés. Ils sont «couverts» et ils le savent.
Ils savent qu’aucun gouvernement ni aucune instance ne les poursuivra en justice. Ils savent qu’ils sont l’alternative au gaz russe. Sinon pourquoi prendraient-ils le risque de se mettre à dos la très sélective communauté internationale? Comme leurs grands frères turcs négationnistes, ils perpétuent une tradition féminicide, ritualisée et célébrée depuis des siècles. Et ce n’est pas le corps seul de la femme qu’ils veulent posséder puis détruire, mais l’utérus même qui enfante et qui tient en son sein l’histoire du peuple des Arméniens. La matrice: c’est là, dans cette «terre», qu’ils veulent planter leur étendard frappé de la lune étoilée. Les femmes grecques, kurdes, assyriennes, yazidies, alévies et chaldéennes ne le savent que trop bien, Madame. Pour ces hommes à la pensée testiculaire avec qui vous faites affaire, l’acte de bravoure passe par la conquête et la dévastation du corps féminin. Ainsi soumis, possédé, souillé et marqué, il ferait (selon leur délire) perdre à l’ennemi honneur et virilité.
[…] Madame la présidente, pourquoi ne pas condamner «ces courts-métrages» de l’horreur qu’affectionnent les soldats de l’armée régulière azerbaïdjanaise? Pourquoi financer et «coproduire» le «long-métrage» à venir, celui qui racontera la chute définitive du peuple des Arméniens?Comment pouvez-vous accepter un si mauvais scénario? Pourquoi le faites-vous? Pour le gaz azerbaïdjanais? C’est le même que le russe et vous le savez!